Au lendemain de la révolution, le climat de liberté et l'éclosion des débats d'idées ont permis de réhabiliter la figure du leader et président Habib Bourguiba (3 août 1903 - 6 avril 2000).
Cette réhabilitation succède à une période de mise en demeure de la personne du "Zaïm" ("leader") ainsi que de l'interdiction de sa parole et de son image, les deux fondements de son charisme.
Aujourd'hui encore, la figure de Bourguiba ne cesse de susciter la polémique. La scène politique semble clivée entre les bourguibistes et les anti-bourguibistes. Autour de ce clivage qui est significatif des tensions culturelles et idéologiques, émergent les usages politiques de Bourguiba et du bourguibisme qui réfèrent, à mon avis, à trois types de positions politiques: la première est de l'ordre de la réconciliation nostalgique avec le passé récent. La seconde relève des luttes politiciennes tandis que la troisième ouvre sur les rapports entre l'écriture historienne du passé et les politiques de la mémoire nationale.
En réalité, c'est moins un "retour de Bourguiba" qu'un "retour à Bourguiba" auquel nous assistons ces dernières années. Bourguiba étant disparu à jamais, il ne peut être de retour. Ce sont plutôt les acteurs politiques qui reviennent à lui pour en faire usage dans des actes de classement/déclassement au sein du champ des luttes pour le pouvoir.
Cette mise en circulation publique a permis de se rendre compte du décalage entre les trente premières années de l'indépendance dirigées par le leader Bourguiba et les deux décennies du régime policier et verbalement muet du général des renseignements, Ben Ali.
La jeunesse qui n'avait pas connu Bourguiba le redécouvre subitement à la lumière d'images éloquentes et de paroles magistrales qui révèlent le génie de l'homme, sa vocation de tribun et sa politique visionnaire. Une telle découverte est suivie, peu de temps après, d'un mouvement nostalgique du passé par les générations âgées qui avaient vécu pendant le règne sans partage de Bourguiba.
Les deux attitudes générationnelles s'inscrivent dans le même élan de re-découverte d'une figure historique emprisonnée et refoulée. Elles renvoient ensemble à l'absence de leadership, de références historiques et de programme politique du côté des jeunes et des moins jeunes qui ont participé à la révolution de la liberté et de la dignité. Le passé étant par définition irréversible, la nostalgie comble le vide et révèle l'incapacité des acteurs à affronter le présent et à proposer des solutions aux problèmes de l'heure.
Le second usage de Bourguiba et du bourguibisme traduit les luttes politiques et idéologiques qui émergent pendant le règne de la troïka, de la fin de 2011 au début de 2014. La victoire électorale des islamistes et leur alliance avec deux partis sécularistes - le CPR et Ettakatol - se sont accompagnées de l'hégémonie des courants wahhabites de l'islam politique - "Ikhwân" et salafistes.
Cette hégémonie fut ressentie, par la majorité des Tunisiens comme une véritable menace pour leur identité nationale. Ayant vécu pendant des siècles sous un islam modéré, une culture plurielle et tolérante, une grande ouverture sur le monde extérieur accompagnée d'un enracinement religieux, ils se sont trouvés confrontés à une problématique de type nouveau: celles des voiles intégraux et des longues barbes, des projets d'instauration de la chariâa et du statut de "la femme complémentaire de l'homme" dans la Constitution, voire du jihadisme visant à transformer le pays en "émirat salafiste".
Le fer de lance politique de cette résistance fut le parti de "Nidaa Tounes" qui usa de l'héritage bourguibien pour rassembler les familles politiques - destourienne, syndicale, indépendante et de gauche - afin d'obliger la troïka à quitter le pouvoir. Au moyen du dialogue national, un "compromis historique" fut scellé entre les sécularistes et les islamistes pour ne pas succomber aux dangers de la guerre civile et de l'anarchie.
L'usage politique du bourguibisme s'élargit, par la suite, aux luttes fratricides qui n'épargnèrent point le parti de Nidaa Tounes, dans le sillage d'une crise de leadership consécutive à l'élection de son fondateur Béji Caïd Essebsi, à la présidence de la République.
Les deux clans qui s'adonnent à la lutte fratricide au sein du parti vainqueur - sans être dominant dans le gouvernement tout en s'alliant au parti islamiste Ennahda -, recourent au capital symbolique du bourguibisme pour assurer la domination politique.
La lutte est davantage théâtralisée entre les "héritiers" au point que le clan "dynastique" n'hésita pas à recourir à la figure du fondateur du Destour, Abdelaziz Thaâlbi. Déjà, Ennahda avait, dès le 2 mars 2013, par la voie de son leader Rached Ghannouchi, initié à Ksar Hellal, ce mouvement de revanche de l'archéo sur le Néo-Destour de Bourguiba. Sous couvert de "réconciliation destourienne", le thaâlbisme est convoqué pour faire pendant au bourguibisme.
Cette cause qui s'est révélée, en peu de temps, vaine laissa la voie à l'émergence du nouveau parti politique dénommé "Machrou' Tounes" qui se veut, pour le moment, continuateur du bourguibisme et en désalliance avec Ennahda. Reste que la famille destourienne recomposée est également en proie aux luttes entre les différentes tendances qui n'arrivent pas à trouver un leader fort et unificateur. C'est dire que le bourguibisme, en tant qu'héritage historique et vision politique pragmatique, demeure à l'ordre du jour.
Le projet présidentiel de retour de la statue équestre de Bourguiba de la Goulette où elle fut transférée par Ben Ali à sa place d'origine située dans l'artère centrale de Tunis, là où fut érigée la "Big Ben", est de nouveau remis sur le tapis. L'opinion publique demeure, encore une fois, clivée avec des positions fort passionnées, autour de la nécessité symbolique du transfert de la statue ou bien de la priorité qui devrait être accordée aux "vrais problèmes du pays" à savoir la crise économique et sécuritaire. L'Histoire sert, à ce niveau précis, de légitimation au pouvoir par le biais de l'usage politique de la mémoire.
Or, la mémoire est à la fois sélective et fragmentée entre les différents groupes sociaux et leurs visions du monde alors que l'Histoire est une reconstruction savante et rigoureuse des processus orchestrant les évènements, les faits et les idées.
La confusion entre les deux logiques mène à la production d'une "Histoire-mémoire" de la nation et de la République. Celles-ci se trouvent plus que jamais fragilisées, aux dépens de la citoyenneté qui exige l'acceptation des différences et le consensus autour de la mémoire nationale dont le bourguibisme est l'une des composantes fondamentales.
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1- Je remercie Abdelaziz Belkhodja d'avoir attiré mon attention sur ce point important.
Cette réhabilitation succède à une période de mise en demeure de la personne du "Zaïm" ("leader") ainsi que de l'interdiction de sa parole et de son image, les deux fondements de son charisme.
Aujourd'hui encore, la figure de Bourguiba ne cesse de susciter la polémique. La scène politique semble clivée entre les bourguibistes et les anti-bourguibistes. Autour de ce clivage qui est significatif des tensions culturelles et idéologiques, émergent les usages politiques de Bourguiba et du bourguibisme qui réfèrent, à mon avis, à trois types de positions politiques: la première est de l'ordre de la réconciliation nostalgique avec le passé récent. La seconde relève des luttes politiciennes tandis que la troisième ouvre sur les rapports entre l'écriture historienne du passé et les politiques de la mémoire nationale.
En réalité, c'est moins un "retour de Bourguiba" qu'un "retour à Bourguiba" auquel nous assistons ces dernières années. Bourguiba étant disparu à jamais, il ne peut être de retour. Ce sont plutôt les acteurs politiques qui reviennent à lui pour en faire usage dans des actes de classement/déclassement au sein du champ des luttes pour le pouvoir.
En amont du mouvement de retour à Bourguiba, ce sont les réseaux sociaux, avec les blogueurs et les facebookers, qui en ont été les initiateurs1 et ce, par la mise en circulation des vidéos du "Leader de la Nation".
Cette mise en circulation publique a permis de se rendre compte du décalage entre les trente premières années de l'indépendance dirigées par le leader Bourguiba et les deux décennies du régime policier et verbalement muet du général des renseignements, Ben Ali.
La jeunesse qui n'avait pas connu Bourguiba le redécouvre subitement à la lumière d'images éloquentes et de paroles magistrales qui révèlent le génie de l'homme, sa vocation de tribun et sa politique visionnaire. Une telle découverte est suivie, peu de temps après, d'un mouvement nostalgique du passé par les générations âgées qui avaient vécu pendant le règne sans partage de Bourguiba.
Les deux attitudes générationnelles s'inscrivent dans le même élan de re-découverte d'une figure historique emprisonnée et refoulée. Elles renvoient ensemble à l'absence de leadership, de références historiques et de programme politique du côté des jeunes et des moins jeunes qui ont participé à la révolution de la liberté et de la dignité. Le passé étant par définition irréversible, la nostalgie comble le vide et révèle l'incapacité des acteurs à affronter le présent et à proposer des solutions aux problèmes de l'heure.
Le second usage de Bourguiba et du bourguibisme traduit les luttes politiques et idéologiques qui émergent pendant le règne de la troïka, de la fin de 2011 au début de 2014. La victoire électorale des islamistes et leur alliance avec deux partis sécularistes - le CPR et Ettakatol - se sont accompagnées de l'hégémonie des courants wahhabites de l'islam politique - "Ikhwân" et salafistes.
Cette hégémonie fut ressentie, par la majorité des Tunisiens comme une véritable menace pour leur identité nationale. Ayant vécu pendant des siècles sous un islam modéré, une culture plurielle et tolérante, une grande ouverture sur le monde extérieur accompagnée d'un enracinement religieux, ils se sont trouvés confrontés à une problématique de type nouveau: celles des voiles intégraux et des longues barbes, des projets d'instauration de la chariâa et du statut de "la femme complémentaire de l'homme" dans la Constitution, voire du jihadisme visant à transformer le pays en "émirat salafiste".
N'eut été le sursaut de la société civile et des femmes, la Tunisie aurait connu une expérience historique catastrophique pour les libertés et le pluralisme. C'est autour de la figure de Bourguiba, le leader charismatique éclairé et visionnaire, que s'est constituée la résistance face à la menace islamiste et populiste.
Le fer de lance politique de cette résistance fut le parti de "Nidaa Tounes" qui usa de l'héritage bourguibien pour rassembler les familles politiques - destourienne, syndicale, indépendante et de gauche - afin d'obliger la troïka à quitter le pouvoir. Au moyen du dialogue national, un "compromis historique" fut scellé entre les sécularistes et les islamistes pour ne pas succomber aux dangers de la guerre civile et de l'anarchie.
L'usage politique du bourguibisme s'élargit, par la suite, aux luttes fratricides qui n'épargnèrent point le parti de Nidaa Tounes, dans le sillage d'une crise de leadership consécutive à l'élection de son fondateur Béji Caïd Essebsi, à la présidence de la République.
Les deux clans qui s'adonnent à la lutte fratricide au sein du parti vainqueur - sans être dominant dans le gouvernement tout en s'alliant au parti islamiste Ennahda -, recourent au capital symbolique du bourguibisme pour assurer la domination politique.
La lutte est davantage théâtralisée entre les "héritiers" au point que le clan "dynastique" n'hésita pas à recourir à la figure du fondateur du Destour, Abdelaziz Thaâlbi. Déjà, Ennahda avait, dès le 2 mars 2013, par la voie de son leader Rached Ghannouchi, initié à Ksar Hellal, ce mouvement de revanche de l'archéo sur le Néo-Destour de Bourguiba. Sous couvert de "réconciliation destourienne", le thaâlbisme est convoqué pour faire pendant au bourguibisme.
Cette cause qui s'est révélée, en peu de temps, vaine laissa la voie à l'émergence du nouveau parti politique dénommé "Machrou' Tounes" qui se veut, pour le moment, continuateur du bourguibisme et en désalliance avec Ennahda. Reste que la famille destourienne recomposée est également en proie aux luttes entre les différentes tendances qui n'arrivent pas à trouver un leader fort et unificateur. C'est dire que le bourguibisme, en tant qu'héritage historique et vision politique pragmatique, demeure à l'ordre du jour.
Le projet présidentiel de retour de la statue équestre de Bourguiba de la Goulette où elle fut transférée par Ben Ali à sa place d'origine située dans l'artère centrale de Tunis, là où fut érigée la "Big Ben", est de nouveau remis sur le tapis. L'opinion publique demeure, encore une fois, clivée avec des positions fort passionnées, autour de la nécessité symbolique du transfert de la statue ou bien de la priorité qui devrait être accordée aux "vrais problèmes du pays" à savoir la crise économique et sécuritaire. L'Histoire sert, à ce niveau précis, de légitimation au pouvoir par le biais de l'usage politique de la mémoire.
Or, la mémoire est à la fois sélective et fragmentée entre les différents groupes sociaux et leurs visions du monde alors que l'Histoire est une reconstruction savante et rigoureuse des processus orchestrant les évènements, les faits et les idées.
La confusion entre les deux logiques mène à la production d'une "Histoire-mémoire" de la nation et de la République. Celles-ci se trouvent plus que jamais fragilisées, aux dépens de la citoyenneté qui exige l'acceptation des différences et le consensus autour de la mémoire nationale dont le bourguibisme est l'une des composantes fondamentales.
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1- Je remercie Abdelaziz Belkhodja d'avoir attiré mon attention sur ce point important.
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