Le jeudi 31 mars se tiendra une conférence au CERI-Sciences Po sur le collectif tunisien du 18 octobre 2005, l'occasion de revenir sur un moment majeur de l'histoire contemporaine tunisienne afin d'appréhender un épisode méconnu anticipant certaines dynamiques du paysage tunisien postrévolutionnaire : comment se mobiliser par-delà des divergences idéologiques, politiques, et philosophiques pour faire face à l'autoritarisme, et quelles en sont les conséquences ?
Depuis plus de vingt ans, les débats entre les forces islamistes et sécularistes dans le monde arabe ne cessent d'alimenter les controverses publiques sur une multitude de sujets : question de la démocratie et des droits de l'Homme, droits de la femme, liberté de conscience, rapport entre Etat et religion, gestion des héritages identitaires et, plus généralement, les stratégies à adopter face à la dictature.
Dans les années 1990, le Liban, le Yémen du Sud, l'Algérie et le Maroc ont vu se faire et se défaire des alliances incluant islamistes, nationalistes et mouvements d'extrême gauche. En Tunisie, la plateforme du 18 octobre 2005 s'inscrit dans cette dynamique plus globale de convergence des oppositions face à l'autoritarisme. En 2011, avec la chute du régime de Ben Ali, les partis sont légalisés, les refugiés politiques rentrent en Tunisie, la liberté de se réunir et de s'organiser est assurée, et la démocratie formelle semble s'ancrer progressivement en Tunisie. Cependant, moins de deux ans après la Révolution, le clivage historique islamistes/sécularistes redevient saillant, structurant les enjeux politiques et sociétaux et suscitant de nombreuses controverses publiques qui agitent la société tunisienne (égalité hommes/femmes ; légalisation des partis salafistes, constitutionnalisation de la charia ; référence aux droits de l'homme dans le Préambule constitutionnel, etc.). Dans ces circonstances, l'on peut se poser la question : que reste-t-il du Mouvement du 18 octobre plus de dix ans après ? Quel bilan critique peut-on faire de cette initiative politique inédite, au sein de laquelle des islamistes et une large partie des sécularistes tunisiens décident de bâtir un chemin commun pour lutter contre la dictature en Tunisie ?
Le cas tunisien est loin d'être isolé. Le monde arabe a connu durant les années 1990 des plates-formes politiques visant à répondre à des situations de violences, qu'elles viennent de l'Etat ou de groupes terroristes. La plateforme de Rome (San Egidio) qui a rassemblé les acteurs politiques algériens refusant le coup d'État des militaires algériens en 1992 a initié le mouvement : des acteurs politiques aussi différents que le Front islamique du salut, le Parti des travailleurs (trotskiste) ou encore le Front des forces socialistes de Aït Ahmed ont organisé des réunions et signé un texte acceptant l'option démocratique et le refus de la violence. A l'échelle régionale, la déclaration de Beyrouth de 1994, en ciblant plus spécifiquement islamistes et nationalistes arabes, a permis à 101 personnalités de se réunir et d'acter la présence sur la scène arabe des islamistes dans le cadre d'un dialogue soutenu. La Tunisie a aussi expérimenté ce type d'alliances sécularistes/islamistes au cours des années 1980 et 1990, se traduisant notamment par une coopération active au sein de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) ou à Paris au sein de l'association "Démocratie Maintenant", et ceci malgré des divergences profondes sur le projet de société. Toutefois, les vingt-trois années de la dictature de Ben Ali ont contribué à réduire à néant cette dynamique unitaire, confortant la bipolarisation du champ politique sécularistes/islamistes, ces derniers faisant l'objet d'une répression sans précédent.
Cependant, le Mouvement du 18 octobre constitue une initiative plus ambitieuse, comme l'énoncent ses initiateurs réunis à Paris en 2006 : "L'apport qualitatif nouveau de l'initiative du 18 octobre est la volonté d'aller au-delà de la dénonciation et de la protestation vers le rassemblement de la capacité politique effective d'imposer ces exigences". En octobre 2005, alors que le pouvoir tunisien s'apprête à accueillir le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), huit hommes de diverses tendances politiques - extrême gauche, islamistes nahdawis nationalistes arabes, indépendants, défenseurs des droits de l'Homme - saisissent cette occasion pour entamer une grève de la faim collective illimitée. Ils revendiquent le respect du droit de réunion, d'association et d'opinion, la reconnaissance de tous les partis politiques, et demandent la libération de tous les prisonniers politiques. Cette grève de la faim va aboutir à des débats, à l'adoption de textes, ainsi qu'à la mise en place d'une plateforme d'action politique. Cette ébauche d'alliance contre la dictature dépassera les rives de la Méditerranée : les groupes d'opposition à la dictature basés en France s'emparent à leur tour de cette question et un "Collectif du 18 Octobre" se crée à Paris en février 2006.
En 2007, le collectif publie même un ouvrage, Notre voie vers la démocratie, dont la préface exprime cette volonté commune de faire bouger les lignes : "C'est en effet la première fois que des islamistes et des partisans de la sécularisation de l'Etat décident de débattre ensemble de questions engageant l'avenir en dépassant les crispations, les sectarismes et les surenchères idéologiques qui ont entravé tant d'autres projets initialement destinés à renforcer la liberté et la démocratie". Certes, ce dialogue entre islamistes et sécularistes révèle des points de crispation, mais aboutit à des résolutions, consolidant l'action politique commune. Les principaux débats tourneront autour de la question du droit des femmes et de l'égalité des genres, de la liberté d'opinion et de conscience ou encore des relations entre l'Etat, la religion et l'identité, et donneront lieu à des prises de positions unitaires.
Déjà à l'époque, la question de l'alliance avec les islamistes n'allait de soi. Elle évoque inévitablement les débats actuels sur l'alliance entre les deux principaux partis politiques tunisiens au pouvoir, Nidaa Tounes et Ennahda. En février 2006, l'un des principaux textes de contestation de ce dialogue, "A propos d'une dérive", est rédigé par des signataires se définissant "sans obédience partisane, mais appartenant à la famille de la gauche démocratique tunisienne, et croyant en sa pérennité comme un ferment de la culture démocratique en Tunisie", et tenant "à s'exprimer sur ce remue-ménage qui agite la gauche et toutes celles et ceux qui se réclament de la démocratie et de la laïcité en Tunisie". Des divergences pérennes se cristallisent autour de ce refus de participer à une plateforme d'action intégrant les islamistes d'Ennahda.
La plateforme du 18 octobre est une pièce essentielle de l'histoire contemporaine de la Tunisie. Mais elle n'est pas que cela car elle contient en germes les débats auxquels la Tunisie démocratique actuelle doit faire face. La fuite de Ben Ali, la mutation des acteurs de l'autoritarisme, le retour des islamistes en Tunisie et leur passage au pouvoir, la réorganisation du champ politique post-révolution, l'émergence des clivages régionaux, etc., participent tous à leur façon à la réflexion autour d'une autre voie vers la transition démocratique. Réfléchir de manière critique à cette expérience historique inédite du dialogue des oppositions à la dictature est aussi une manière de penser la Tunisie d'aujourd'hui et du futur et de prévenir ainsi les risques de retour à la bipolarisation mortifère (islamistes/sécularistes) qui fait le jeu des extrémismes.
Pour le programme du colloque et pour s'inscrire (l'inscription est OBLIGATOIRE), rendez-vous sur le site de Science Po.
Depuis plus de vingt ans, les débats entre les forces islamistes et sécularistes dans le monde arabe ne cessent d'alimenter les controverses publiques sur une multitude de sujets : question de la démocratie et des droits de l'Homme, droits de la femme, liberté de conscience, rapport entre Etat et religion, gestion des héritages identitaires et, plus généralement, les stratégies à adopter face à la dictature.
Dans les années 1990, le Liban, le Yémen du Sud, l'Algérie et le Maroc ont vu se faire et se défaire des alliances incluant islamistes, nationalistes et mouvements d'extrême gauche. En Tunisie, la plateforme du 18 octobre 2005 s'inscrit dans cette dynamique plus globale de convergence des oppositions face à l'autoritarisme. En 2011, avec la chute du régime de Ben Ali, les partis sont légalisés, les refugiés politiques rentrent en Tunisie, la liberté de se réunir et de s'organiser est assurée, et la démocratie formelle semble s'ancrer progressivement en Tunisie. Cependant, moins de deux ans après la Révolution, le clivage historique islamistes/sécularistes redevient saillant, structurant les enjeux politiques et sociétaux et suscitant de nombreuses controverses publiques qui agitent la société tunisienne (égalité hommes/femmes ; légalisation des partis salafistes, constitutionnalisation de la charia ; référence aux droits de l'homme dans le Préambule constitutionnel, etc.). Dans ces circonstances, l'on peut se poser la question : que reste-t-il du Mouvement du 18 octobre plus de dix ans après ? Quel bilan critique peut-on faire de cette initiative politique inédite, au sein de laquelle des islamistes et une large partie des sécularistes tunisiens décident de bâtir un chemin commun pour lutter contre la dictature en Tunisie ?
Le cas tunisien est loin d'être isolé. Le monde arabe a connu durant les années 1990 des plates-formes politiques visant à répondre à des situations de violences, qu'elles viennent de l'Etat ou de groupes terroristes. La plateforme de Rome (San Egidio) qui a rassemblé les acteurs politiques algériens refusant le coup d'État des militaires algériens en 1992 a initié le mouvement : des acteurs politiques aussi différents que le Front islamique du salut, le Parti des travailleurs (trotskiste) ou encore le Front des forces socialistes de Aït Ahmed ont organisé des réunions et signé un texte acceptant l'option démocratique et le refus de la violence. A l'échelle régionale, la déclaration de Beyrouth de 1994, en ciblant plus spécifiquement islamistes et nationalistes arabes, a permis à 101 personnalités de se réunir et d'acter la présence sur la scène arabe des islamistes dans le cadre d'un dialogue soutenu. La Tunisie a aussi expérimenté ce type d'alliances sécularistes/islamistes au cours des années 1980 et 1990, se traduisant notamment par une coopération active au sein de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) ou à Paris au sein de l'association "Démocratie Maintenant", et ceci malgré des divergences profondes sur le projet de société. Toutefois, les vingt-trois années de la dictature de Ben Ali ont contribué à réduire à néant cette dynamique unitaire, confortant la bipolarisation du champ politique sécularistes/islamistes, ces derniers faisant l'objet d'une répression sans précédent.
Cependant, le Mouvement du 18 octobre constitue une initiative plus ambitieuse, comme l'énoncent ses initiateurs réunis à Paris en 2006 : "L'apport qualitatif nouveau de l'initiative du 18 octobre est la volonté d'aller au-delà de la dénonciation et de la protestation vers le rassemblement de la capacité politique effective d'imposer ces exigences". En octobre 2005, alors que le pouvoir tunisien s'apprête à accueillir le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), huit hommes de diverses tendances politiques - extrême gauche, islamistes nahdawis nationalistes arabes, indépendants, défenseurs des droits de l'Homme - saisissent cette occasion pour entamer une grève de la faim collective illimitée. Ils revendiquent le respect du droit de réunion, d'association et d'opinion, la reconnaissance de tous les partis politiques, et demandent la libération de tous les prisonniers politiques. Cette grève de la faim va aboutir à des débats, à l'adoption de textes, ainsi qu'à la mise en place d'une plateforme d'action politique. Cette ébauche d'alliance contre la dictature dépassera les rives de la Méditerranée : les groupes d'opposition à la dictature basés en France s'emparent à leur tour de cette question et un "Collectif du 18 Octobre" se crée à Paris en février 2006.
En 2007, le collectif publie même un ouvrage, Notre voie vers la démocratie, dont la préface exprime cette volonté commune de faire bouger les lignes : "C'est en effet la première fois que des islamistes et des partisans de la sécularisation de l'Etat décident de débattre ensemble de questions engageant l'avenir en dépassant les crispations, les sectarismes et les surenchères idéologiques qui ont entravé tant d'autres projets initialement destinés à renforcer la liberté et la démocratie". Certes, ce dialogue entre islamistes et sécularistes révèle des points de crispation, mais aboutit à des résolutions, consolidant l'action politique commune. Les principaux débats tourneront autour de la question du droit des femmes et de l'égalité des genres, de la liberté d'opinion et de conscience ou encore des relations entre l'Etat, la religion et l'identité, et donneront lieu à des prises de positions unitaires.
Déjà à l'époque, la question de l'alliance avec les islamistes n'allait de soi. Elle évoque inévitablement les débats actuels sur l'alliance entre les deux principaux partis politiques tunisiens au pouvoir, Nidaa Tounes et Ennahda. En février 2006, l'un des principaux textes de contestation de ce dialogue, "A propos d'une dérive", est rédigé par des signataires se définissant "sans obédience partisane, mais appartenant à la famille de la gauche démocratique tunisienne, et croyant en sa pérennité comme un ferment de la culture démocratique en Tunisie", et tenant "à s'exprimer sur ce remue-ménage qui agite la gauche et toutes celles et ceux qui se réclament de la démocratie et de la laïcité en Tunisie". Des divergences pérennes se cristallisent autour de ce refus de participer à une plateforme d'action intégrant les islamistes d'Ennahda.
La plateforme du 18 octobre est une pièce essentielle de l'histoire contemporaine de la Tunisie. Mais elle n'est pas que cela car elle contient en germes les débats auxquels la Tunisie démocratique actuelle doit faire face. La fuite de Ben Ali, la mutation des acteurs de l'autoritarisme, le retour des islamistes en Tunisie et leur passage au pouvoir, la réorganisation du champ politique post-révolution, l'émergence des clivages régionaux, etc., participent tous à leur façon à la réflexion autour d'une autre voie vers la transition démocratique. Réfléchir de manière critique à cette expérience historique inédite du dialogue des oppositions à la dictature est aussi une manière de penser la Tunisie d'aujourd'hui et du futur et de prévenir ainsi les risques de retour à la bipolarisation mortifère (islamistes/sécularistes) qui fait le jeu des extrémismes.
Pour le programme du colloque et pour s'inscrire (l'inscription est OBLIGATOIRE), rendez-vous sur le site de Science Po.
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