ÉCONOMIE - Face aux défis économiques que doit affronter le gouvernement tunisien, Riadh Ben Jelili, expert et chercheur en économie, a écrit en collaboration avec le centre Joussour, think-tank indépendant spécialisé dans l’élaboration de politiques publiques "Les réformes économiques en Tunisie: Une urgence en quête de leadership", un livre tentant de répondre aux défis économiques actuels.
Entre le poids de la fonction publique sur les caisses de l'État, l'étroitesse du marché national et le sceau de la tertiarisation sur l'économie, Riadh Ben Jelili revient pour le HuffPost Tunisie sur trois questions économiques majeures.
HuffPost Tunisie: Aujourd'hui on entend souvent que la fonction publique est un fourre-tout qui coûte excessivement cher à l'État et au contribuable. La Tunisie ferait partie des pays ayant le plus de fonctionnaires par rapport à sa population. Est-ce exact?
Riadh Ben Jelili: Selon le secrétaire général du gouvernement Ahmed Zarrouk, auditionné à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le 27 mai 2015, le nombre de fonctionnaires en Tunisie est de 630 000, un nombre qui est, selon lui, "plus élevé qu’au Maroc (450 000 fonctionnaires) alors que la population tunisienne représente le tiers de la population marocaine". Un tel effectif représente effectivement des dépenses courantes conséquentes pour l’État.
A l’heure où l’on recommande des réformes structurelles et courageuses pour réduire le déficit et l’endettement publics, il serait probablement nécessaire d’envisager différents scénarios en direction d’une action efficace, effective et durable de l’Etat tout en améliorant la maîtrise des dépenses courantes. Si la Tunisie est soumise au choix, d’une part, de soutenir l’action du gouvernement en faveur de la lutte contre la pauvreté, de la qualité de l’éducation et des soins, d’une politique familiale progressiste et de l’amélioration des infrastructures de base et, d’autre part, de "dégraisser le mammouth" de façon graduelle et négociée avec les partenaires sociaux, il est clair que le premier choix domine le second.
Toutefois, il me semble que dans l’immédiat la priorité devrait être accordée aux solutions à apporter à l'opacité actuelle des données publiques en tant que principal frein à des économies de dépenses. Mon livre aborde en particulier la question des marchés publics exposés au gaspillage et à la corruption et celle de la gestion opaque et inadaptée des finances publiques comme contraintes transversales majeures au développement. Il faudrait aussi mettre fin à l'inflation des effectifs et décentraliser les compétences pour une réponse efficace et adaptée aux besoins des régions.
Lors d'un entretien du HuffPost Tunisie avec Bassem Loukil, celui-ci a affirmé que la Tunisie ne pouvait développer une industrie lourde capable d'atteindre les marchés internationaux. Partagez-vous son point de vue?
Je partage ce point de vue. En effet, l’étroitesse du marché national combinée à l’absence durant plus de quatre décennies d’une politique industrielle de l’Etat (Etat développeur), ou d’une stratégie de développement à long terme, et à la taille insuffisante des entreprises locales ne pouvaient contribuer à l’émergence d’un écosystème favorable au développement d’une industrie lourde orientée vers les exportations. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à un tel développement: La mise à contribution des facteurs internationaux notamment en matière d’investissements directs à l'étranger et de transferts technologiques; un Etat visionnaire assumant le rôle de stratège pour identifier les filières d'avenir, développer la recherche scientifique et la formation technologique; l’émergence de quelques grands groupes nationaux privés dynamiques ; la priorité donnée à la qualité de l’éducation et au travail.
Le modèle économique tunisien est basé sur les services et la consommation, les secteurs agricole et industriel étant de moins en moins influents. Pourquoi la Tunisie a-t-elle autant de mal à se diversifier?
Marqué par la tertiarisation croissante de l’économie et la faiblesse du secteur manufacturier, le système productif tunisien montre depuis plus d’une décennie plusieurs signes d’essoufflement.
Ce système génère en particulier une transformation structurelle limitée et demeure insuffisamment inclusif. Par transformation structurelle on désigne la réorientation de l’activité économique des secteurs les moins productifs vers des secteurs plus productifs.
C’est l’un des moteurs fondamentaux de la diversification et du développement économique. Elle comporte deux éléments: la montée en puissance de nouvelles activités plus productives et le transfert des ressources des activités traditionnelles en direction de ces activités nouvelles, ce qui relève la productivité globale.
Il faut aussi rappeler que l’expression la plus visible de la tertiarisation de l’économie tunisienne est le développement des services mobilisant une main-d’œuvre faiblement qualifiée.
Contrairement à ce qui est observable dans une économie développée, les services dominants ne sont ni des services aux entreprises ni les services à la personne. Ce sont en majorité des services traditionnels à la collectivité, dominés par le petit commerce au détail nécessitant pratiquement aucune qualification. Une autre spécificité de la tertiarisation de l’économie tunisienne réside dans le fait qu’elle est accompagnée de nombreux changements économiques et sociaux dont certains constituent un véritable défi pour l’administration publique.
Sa principale caractéristique est qu’elle se produit dans l’informel où les unités entrepreneuriales qui le composent sont de très petite taille et très peu productives. Elles sont portées par des individus souvent peu éduqués, ayant donc rarement les qualités entrepreneuriales comme l’exigence d’efficacité et de qualité, la prise de risque, la vision, la créativité et la persévérance.
Aussi les changements entrainés par ce processus affectant la société dans ses structures les plus fondamentales ont faiblement contribué à améliorer l’écosystème des entreprises et les conditions de vie de la population.
Entre le poids de la fonction publique sur les caisses de l'État, l'étroitesse du marché national et le sceau de la tertiarisation sur l'économie, Riadh Ben Jelili revient pour le HuffPost Tunisie sur trois questions économiques majeures.
HuffPost Tunisie: Aujourd'hui on entend souvent que la fonction publique est un fourre-tout qui coûte excessivement cher à l'État et au contribuable. La Tunisie ferait partie des pays ayant le plus de fonctionnaires par rapport à sa population. Est-ce exact?
Riadh Ben Jelili: Selon le secrétaire général du gouvernement Ahmed Zarrouk, auditionné à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le 27 mai 2015, le nombre de fonctionnaires en Tunisie est de 630 000, un nombre qui est, selon lui, "plus élevé qu’au Maroc (450 000 fonctionnaires) alors que la population tunisienne représente le tiers de la population marocaine". Un tel effectif représente effectivement des dépenses courantes conséquentes pour l’État.
A l’heure où l’on recommande des réformes structurelles et courageuses pour réduire le déficit et l’endettement publics, il serait probablement nécessaire d’envisager différents scénarios en direction d’une action efficace, effective et durable de l’Etat tout en améliorant la maîtrise des dépenses courantes. Si la Tunisie est soumise au choix, d’une part, de soutenir l’action du gouvernement en faveur de la lutte contre la pauvreté, de la qualité de l’éducation et des soins, d’une politique familiale progressiste et de l’amélioration des infrastructures de base et, d’autre part, de "dégraisser le mammouth" de façon graduelle et négociée avec les partenaires sociaux, il est clair que le premier choix domine le second.
Toutefois, il me semble que dans l’immédiat la priorité devrait être accordée aux solutions à apporter à l'opacité actuelle des données publiques en tant que principal frein à des économies de dépenses. Mon livre aborde en particulier la question des marchés publics exposés au gaspillage et à la corruption et celle de la gestion opaque et inadaptée des finances publiques comme contraintes transversales majeures au développement. Il faudrait aussi mettre fin à l'inflation des effectifs et décentraliser les compétences pour une réponse efficace et adaptée aux besoins des régions.
Lors d'un entretien du HuffPost Tunisie avec Bassem Loukil, celui-ci a affirmé que la Tunisie ne pouvait développer une industrie lourde capable d'atteindre les marchés internationaux. Partagez-vous son point de vue?
Je partage ce point de vue. En effet, l’étroitesse du marché national combinée à l’absence durant plus de quatre décennies d’une politique industrielle de l’Etat (Etat développeur), ou d’une stratégie de développement à long terme, et à la taille insuffisante des entreprises locales ne pouvaient contribuer à l’émergence d’un écosystème favorable au développement d’une industrie lourde orientée vers les exportations. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à un tel développement: La mise à contribution des facteurs internationaux notamment en matière d’investissements directs à l'étranger et de transferts technologiques; un Etat visionnaire assumant le rôle de stratège pour identifier les filières d'avenir, développer la recherche scientifique et la formation technologique; l’émergence de quelques grands groupes nationaux privés dynamiques ; la priorité donnée à la qualité de l’éducation et au travail.
Le modèle économique tunisien est basé sur les services et la consommation, les secteurs agricole et industriel étant de moins en moins influents. Pourquoi la Tunisie a-t-elle autant de mal à se diversifier?
Marqué par la tertiarisation croissante de l’économie et la faiblesse du secteur manufacturier, le système productif tunisien montre depuis plus d’une décennie plusieurs signes d’essoufflement.
Ce système génère en particulier une transformation structurelle limitée et demeure insuffisamment inclusif. Par transformation structurelle on désigne la réorientation de l’activité économique des secteurs les moins productifs vers des secteurs plus productifs.
C’est l’un des moteurs fondamentaux de la diversification et du développement économique. Elle comporte deux éléments: la montée en puissance de nouvelles activités plus productives et le transfert des ressources des activités traditionnelles en direction de ces activités nouvelles, ce qui relève la productivité globale.
Il faut aussi rappeler que l’expression la plus visible de la tertiarisation de l’économie tunisienne est le développement des services mobilisant une main-d’œuvre faiblement qualifiée.
Contrairement à ce qui est observable dans une économie développée, les services dominants ne sont ni des services aux entreprises ni les services à la personne. Ce sont en majorité des services traditionnels à la collectivité, dominés par le petit commerce au détail nécessitant pratiquement aucune qualification. Une autre spécificité de la tertiarisation de l’économie tunisienne réside dans le fait qu’elle est accompagnée de nombreux changements économiques et sociaux dont certains constituent un véritable défi pour l’administration publique.
Sa principale caractéristique est qu’elle se produit dans l’informel où les unités entrepreneuriales qui le composent sont de très petite taille et très peu productives. Elles sont portées par des individus souvent peu éduqués, ayant donc rarement les qualités entrepreneuriales comme l’exigence d’efficacité et de qualité, la prise de risque, la vision, la créativité et la persévérance.
Aussi les changements entrainés par ce processus affectant la société dans ses structures les plus fondamentales ont faiblement contribué à améliorer l’écosystème des entreprises et les conditions de vie de la population.
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