BOURGUIBISME - En ce 60e jour anniversaire de l'indépendance, la Tunisie semble renouer plus que jamais avec l'héritage bourguibiste.
Pour l'occasion, la présidence de la République a annoncé le déplacement de la statue de Habib Bourguiba de La Goulette à son emplacement initial sur l'avenue Bourguiba à Tunis. Cette décision a donné la mesure du retour en force du bourguibisme (même si l'opération n'a finalement pas pu être réalisée pour le 20 mars). La statue, comme la mémoire du président, après avoir été mise à l'écart par Ben Ali, revient donc en force, cinq ans après la révolution. En parallèle, une réplique de cette même statue a été instalée à Monastir six jours avant la fête de l'indépendance.
Car depuis la révolution, Bourguiba semble tenir sa revanche sur Ben Ali, qui l'avait écarté du pouvoir et condamné à un relatif oubli: "Les livres sur Bourguiba sont un véritable succès, notamment depuis 2011", indique sans hésiter Ramzi Ben Rhouma, directeur d'édition à Sud éditions, éditeur notamment de "Bourguiba. Le bon grain et l'ivraie", essai de l'actuel président Béji Caïd Essebsi, qui fut notamment tour à tour son ministre de l'Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères.
L'ouvrage, après un premier tirage modeste en 2009, a connu plusieurs réimpressions de 2011 à 2014: 10.000 exemplaires de la version française et 3.000 de la version arabe ont été vendus, détaille Ramzi Ben Rhouma, qui atteste d'un véritable engouement du lectorat pour Habib Bourguiba.
Tous bourguibistes?..
Par ailleurs, l'auteur du Bon grain et de l'ivraie, une fois devenu chef de l'Etat, a multiplié les clins d’œil à la présidence Bourguiba: de la gestuelle aux lunettes de soleil, la filiation Bourguiba-Béji Caïd Essebsi saute aux yeux de nombreux observateurs.
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Mais c'est toute la scène politique qui se met au diapason. Outre le chef de l'Etat, Mohsen Marzouk (fondateur du Mouvement du projet de la Tunisie, issu de la scission de Nidaa Tounes) se revendique fièrement du bourguibisme, "doctrine" revendiquée également par Mondher Zenaïdi, Kamel Morjane (Al-Moubadara) ou Hamed Karoui (Mouvement Destourien).
Derrière l'annonce du déplacement de la statue de Habib Bourguiba, Kmar Bendana, historienne et chercheuse à l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine et à l'Université de la Manouba, voit d'ailleurs une manœuvre politique de Béji Caïd Essebsi pour "damer le pion à Mohsen Marzouk", qui dispute l'héritage bourguibien à son ex-mentor:
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Béji Caïd Essebsi et Habib Bourguiba (date inconnue). Photo publiée par Nidaa Tounes.
Un avis assez proche de celui de Selim Kharrat, observateur politique pour qui le bourguibisme est aussi largement répandu avant tout parce que "sur la scène politique encore récente de l'après révolution, aucun parti n'a de référentiel idéologique propre", sauf les islamistes. Mais même là, la donne évolue. Car du côté d'Ennahdha, après avoir critiqué frontalement le projet bourguibien, Rached Ghannouchi l'a intégré dans son logiciel politique. Kmar Bendana estime que le leader d'Ennahdha "a fini par comprendre 'politiquement' qu'il ne pouvait rien à l'implantation sociétale du bourguibisme" et qu'il lui valait mieux s'y rallier, partant du principe qu'en Tunisie "tout le monde est bourguibiste", assure-t-elle.
Les lignes directrices de l'oeuvre de Habib Bourguiba s'imposent ainsi dans le socle commun du logiciel politique national: "indépendance nationale, modernisation, progrès sur les droits de la femme, importance de l'éducation", énumère notamment Selim Kharrat.
"Tout le monde essaie de récupérer Bourguiba", analyse Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales, qui doute de la solidité des démarches politiques sous-jacentes: "Béji Caïd Essebsi a été pris par une vague anti-islamiste; mais il y a un vide politique à remplir. Pour le moment Nidaa Tounes a rempli ce vide, comme demain ce pourrait être un autre, le Front populaire par exemple. Le jeu des partis n'est pas encore bien installé". Le bourguibisme ferait davantage office de plus petit dénominateur politique commun que de véritable matrice idéologique: "L'idée d'un grand parti libéral démocrate qui s'inspire de Habib Bourguiba n'est pas acquise", juge-t-il.
... sauf peut-être les régions intérieures?
Toutefois le bilan de Bourguiba est entre autres associé à la marginalisation des régions intérieures; sa ville d'origine, Monastir, étant connue pour avoir fourni l'essentiel de ses ministres et bénéficié de nombreux projets d'ampleur. Faut-il en conclure que la contestation sociale issue de ces régions s'appuie sur une identité politique moins marquée par le bourguibisme? Pour Selim Kharrat, c'est une hypothèse sérieuse, mais qui reste à vérifier. Toujours est-il que la contestation sociale de janvier dernier dans les régions intérieures a fait ressortir cette question des disparités régionales héritée de l'ère Bourguiba.
Candidats arrivés en tête au premier tour de l'élection présidentielle. Rouge: Béji Caïd Essebsi; Vert vif: Marzouki; Vert pastel: Hamdi; Rose: Hammami.
La carte des résultats électoraux lors du premier tour de l'élection présidentielle de novembre 2014 reflète en tout cas un tiraillement géographique entre un vote Béji Caïd Essebsi au Nord, et un vote Moncef Marzouki dans la majorité des régions intérieures et du Sud.
Faut-il pour autant en conclure que le bourguibisme serait effectivement plus "littoral qu'intérieur" et que Béji Caïd Essebsi serait davantage un héritier politique de Bourguiba que Moncef Marzouki? Pas forcément, pour Riadh Sidaoui, qui préfère rester prudent et rappeller que "Bourguiba n'a pas d'héritier politique", et que "Marzouki était présent aux funérailles de Bourguiba, mais pas Caïd Essebsi".
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Habib Bourguiba et Moncef Marzouki, en 1982.
Pour Kmar Bendana, la revendication sociale récente issue des régions défavorisées "vient au contraire de ce qu'il y avait avant, un ascenseur social fonctionnant partout sous Habib Bourguiba, mais qu'il s'est arrêté".
Nostalgie numérique
Quoiqu'il en soit, et alors même qu'environ 60% des Tunisiens ont moins de 40 ans et n'ont jamais vraiment connu les années Bourguiba, "Habib" est très aimé sur Facebook, où il a de nombreux amis: que ce soit sur la page Habib Bourguiba (création automatique de Wikipédia) et ses près de 28.000 fans, sur la page Habib Bourguiba - الحبيب بورڨيبة | Page Officielle - الصفحة الرسمية et ses 35.000 fans, la plus populaire étant sobrement intitulée Habib Bourguiba, que pas moins de 240.000 personnes suivent. A titre de comparaison, la page officielle de Béji Caïd Essebsi en totalise 187.000, et celle de Nidaa Tounes 286.000.
Il y a même une page Facebook intitulée "Le Bourguibisme ne mourra jamais". Forte d'une communauté de 100.000 abonnés, elle entretient le mythe du héros national, père de l'indépendance:
Et pour l'avenir? Si pour Riadh Sidaoui le bourguibisme reste une source d'inspiration de par sa capacité à réconcilier la modernité européenne et l'identité traditionnelle tunisienne, "et ce même plus qu'un Mustapha Kemal Atatürk qui lui a marginalisé sa propre culture", en revanche pour Kmar Bendana, reste à savoir si la Tunisie saura dépasser le bourguibisme et se tourner vers l'avenir, car "C'est quand on n'a pas de programme qu'on se tourne vers le passé", tranche-t-elle.
Pour l'occasion, la présidence de la République a annoncé le déplacement de la statue de Habib Bourguiba de La Goulette à son emplacement initial sur l'avenue Bourguiba à Tunis. Cette décision a donné la mesure du retour en force du bourguibisme (même si l'opération n'a finalement pas pu être réalisée pour le 20 mars). La statue, comme la mémoire du président, après avoir été mise à l'écart par Ben Ali, revient donc en force, cinq ans après la révolution. En parallèle, une réplique de cette même statue a été instalée à Monastir six jours avant la fête de l'indépendance.
La statu est là encore dans l'emballage... (@ Rond Point Habib Bourguiba) https://t.co/NqenrcQWRX pic.twitter.com/TBaM91IqcZ
— Nizar Kerkeni (@nizarus) 15 mars 2016
Car depuis la révolution, Bourguiba semble tenir sa revanche sur Ben Ali, qui l'avait écarté du pouvoir et condamné à un relatif oubli: "Les livres sur Bourguiba sont un véritable succès, notamment depuis 2011", indique sans hésiter Ramzi Ben Rhouma, directeur d'édition à Sud éditions, éditeur notamment de "Bourguiba. Le bon grain et l'ivraie", essai de l'actuel président Béji Caïd Essebsi, qui fut notamment tour à tour son ministre de l'Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères.
L'ouvrage, après un premier tirage modeste en 2009, a connu plusieurs réimpressions de 2011 à 2014: 10.000 exemplaires de la version française et 3.000 de la version arabe ont été vendus, détaille Ramzi Ben Rhouma, qui atteste d'un véritable engouement du lectorat pour Habib Bourguiba.
Tous bourguibistes?..
Par ailleurs, l'auteur du Bon grain et de l'ivraie, une fois devenu chef de l'Etat, a multiplié les clins d’œil à la présidence Bourguiba: de la gestuelle aux lunettes de soleil, la filiation Bourguiba-Béji Caïd Essebsi saute aux yeux de nombreux observateurs.

Mais c'est toute la scène politique qui se met au diapason. Outre le chef de l'Etat, Mohsen Marzouk (fondateur du Mouvement du projet de la Tunisie, issu de la scission de Nidaa Tounes) se revendique fièrement du bourguibisme, "doctrine" revendiquée également par Mondher Zenaïdi, Kamel Morjane (Al-Moubadara) ou Hamed Karoui (Mouvement Destourien).
Derrière l'annonce du déplacement de la statue de Habib Bourguiba, Kmar Bendana, historienne et chercheuse à l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine et à l'Université de la Manouba, voit d'ailleurs une manœuvre politique de Béji Caïd Essebsi pour "damer le pion à Mohsen Marzouk", qui dispute l'héritage bourguibien à son ex-mentor:
"C'est un désir d'appropriation, une querelle d'image par absence de projet politique", déplore-t-elle.

Un avis assez proche de celui de Selim Kharrat, observateur politique pour qui le bourguibisme est aussi largement répandu avant tout parce que "sur la scène politique encore récente de l'après révolution, aucun parti n'a de référentiel idéologique propre", sauf les islamistes. Mais même là, la donne évolue. Car du côté d'Ennahdha, après avoir critiqué frontalement le projet bourguibien, Rached Ghannouchi l'a intégré dans son logiciel politique. Kmar Bendana estime que le leader d'Ennahdha "a fini par comprendre 'politiquement' qu'il ne pouvait rien à l'implantation sociétale du bourguibisme" et qu'il lui valait mieux s'y rallier, partant du principe qu'en Tunisie "tout le monde est bourguibiste", assure-t-elle.
Les lignes directrices de l'oeuvre de Habib Bourguiba s'imposent ainsi dans le socle commun du logiciel politique national: "indépendance nationale, modernisation, progrès sur les droits de la femme, importance de l'éducation", énumère notamment Selim Kharrat.
"Tout le monde essaie de récupérer Bourguiba", analyse Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales, qui doute de la solidité des démarches politiques sous-jacentes: "Béji Caïd Essebsi a été pris par une vague anti-islamiste; mais il y a un vide politique à remplir. Pour le moment Nidaa Tounes a rempli ce vide, comme demain ce pourrait être un autre, le Front populaire par exemple. Le jeu des partis n'est pas encore bien installé". Le bourguibisme ferait davantage office de plus petit dénominateur politique commun que de véritable matrice idéologique: "L'idée d'un grand parti libéral démocrate qui s'inspire de Habib Bourguiba n'est pas acquise", juge-t-il.
... sauf peut-être les régions intérieures?
Toutefois le bilan de Bourguiba est entre autres associé à la marginalisation des régions intérieures; sa ville d'origine, Monastir, étant connue pour avoir fourni l'essentiel de ses ministres et bénéficié de nombreux projets d'ampleur. Faut-il en conclure que la contestation sociale issue de ces régions s'appuie sur une identité politique moins marquée par le bourguibisme? Pour Selim Kharrat, c'est une hypothèse sérieuse, mais qui reste à vérifier. Toujours est-il que la contestation sociale de janvier dernier dans les régions intérieures a fait ressortir cette question des disparités régionales héritée de l'ère Bourguiba.

A Kasserine, parmi les chômeurs occupant la cour du gouvernorat en janvier dernier, le HuffPost Tunisie en avait notamment entendus certains comparer le discours du président Essebsi la veille à ceux de Habib Bourguiba, et ce n'était pas un compliment.
La carte des résultats électoraux lors du premier tour de l'élection présidentielle de novembre 2014 reflète en tout cas un tiraillement géographique entre un vote Béji Caïd Essebsi au Nord, et un vote Moncef Marzouki dans la majorité des régions intérieures et du Sud.
Faut-il pour autant en conclure que le bourguibisme serait effectivement plus "littoral qu'intérieur" et que Béji Caïd Essebsi serait davantage un héritier politique de Bourguiba que Moncef Marzouki? Pas forcément, pour Riadh Sidaoui, qui préfère rester prudent et rappeller que "Bourguiba n'a pas d'héritier politique", et que "Marzouki était présent aux funérailles de Bourguiba, mais pas Caïd Essebsi".

Habib Bourguiba et Moncef Marzouki, en 1982.
Pour Kmar Bendana, la revendication sociale récente issue des régions défavorisées "vient au contraire de ce qu'il y avait avant, un ascenseur social fonctionnant partout sous Habib Bourguiba, mais qu'il s'est arrêté".
Nostalgie numérique
Quoiqu'il en soit, et alors même qu'environ 60% des Tunisiens ont moins de 40 ans et n'ont jamais vraiment connu les années Bourguiba, "Habib" est très aimé sur Facebook, où il a de nombreux amis: que ce soit sur la page Habib Bourguiba (création automatique de Wikipédia) et ses près de 28.000 fans, sur la page Habib Bourguiba - الحبيب بورڨيبة | Page Officielle - الصفحة الرسمية et ses 35.000 fans, la plus populaire étant sobrement intitulée Habib Bourguiba, que pas moins de 240.000 personnes suivent. A titre de comparaison, la page officielle de Béji Caïd Essebsi en totalise 187.000, et celle de Nidaa Tounes 286.000.
Il y a même une page Facebook intitulée "Le Bourguibisme ne mourra jamais". Forte d'une communauté de 100.000 abonnés, elle entretient le mythe du héros national, père de l'indépendance:
C'était il y a 58 ans jour pour jour, Bourguiba disait...
Posté par Le Bourguibisme ne mourra jamais sur samedi 5 mars 2016
Et pour l'avenir? Si pour Riadh Sidaoui le bourguibisme reste une source d'inspiration de par sa capacité à réconcilier la modernité européenne et l'identité traditionnelle tunisienne, "et ce même plus qu'un Mustapha Kemal Atatürk qui lui a marginalisé sa propre culture", en revanche pour Kmar Bendana, reste à savoir si la Tunisie saura dépasser le bourguibisme et se tourner vers l'avenir, car "C'est quand on n'a pas de programme qu'on se tourne vers le passé", tranche-t-elle.
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