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Les maux et la rouille

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Deux heures du matin. Quelques silhouettes bougent à la hâte dans les couloirs froids et sombres de cet hôpital relégué à l'oubli qui dort au pied de la montagne. Quelques patients du service de médecine interne se réveillent discrètement, ou presque. La majorité n'a pas dormi. Ce n'est pas facile de dormir quand on a mal, et quand on sait qu'on aura mal davantage le jour d'après. Ils ramassent dans les sacs vétustes leurs papiers, leurs cartes d'identité, leurs ordonnances, leurs paquets de médicaments et quelques habits, car, on n'est jamais sûr de revenir. Ils ramassent aussi ce que la maladie et la misère leur ont laissé de force et de courage. Ils se rassemblent devant la porte, recueillis comme dans une procession funèbre.

L'ambulancier les salue et l'infirmier apparaît avec les huit dossiers médicaux. Quelques bonjours engourdis, quelques sourires livides et des regards perdus. La fumée noire de l'échappement et le moteur qui vrombit annoncent l'imminence du voyage. Ils montent un à un dans l'ambulance, qui n'est pas tout à fait une ambulance. Ce vieil engin de métal n'a de l'ambulance que le nom, il s'apparente plutôt à une voiture "louage". Les huit patients n'ont ni le même âge, ni les mêmes maladies. Ils ont pourtant la même peine, la même tristesse, et se partageront un interminable trajet de 300 kilomètres. Insuffisance cardiaque, diabète aigu, leishmaniose, peu importe.. Ils sont tous égaux dans cette aventure.

Tous assis dans l'étroite boite de métal aux sièges inconfortables, ils devront tisser des liens de sympathie, créer une ambiance pour oublier la torpeur de la fatigue et du froid. Mais, kilomètre après kilomètre, la route devient de plus en plus périlleuse et la lassitude empire. Car, on ne veut, ni peut vraiment raconter sa vie, bavarder ou rire de son destin, quand on a un pancréas qui s'est épuisé à l'âge de vingt ans, quand on a un cœur octogénaire épuisé par une tachycardie impitoyable, quand on a la nausée, quand on a mal à la tête, quand on a mal au plus profond de son âme.

Quelques bavardages parviennent tout de même à casser le silence, déchiré de temps en temps par les secousses de la route. Ils sont même parvenus à sourire d'une blague que l'infirmier a racontée. Et puis, on ne pouvait pas rester sans mots devant le lever immense du soleil, un lever presque divin; à quelques kilomètres de la capitale.

On entre dans l'immense ville bruyante, et le tour des hôpitaux commence. L'ambulancier et l'infirmier déposent les patients, chacun devant le service correspondant. Secoués, faibles, tristes; les patients se trouvent perdus devant le guichet de réception des services de consultations externes après le départ des deux responsables. "Ces gens qui viennent de loin, qui viennent de derrière 'Leblayek' ("les panneaux", pour désigner les personnes habitant dans les campagnes), quand est-ce qu'on va s'en débarrasser", entend-on parfois derrière les vitres du guichet.

Car, pour un bon nombre du personnel, les gens qui viennent de loin représentent une surcharge.
Car, pour un bon nombre du personnel, les gens qui viennent de loin avec l'espoir de pouvoir soulager leurs peines représentent une surcharge.
Car, pour un bon nombre de Tunisiens, les Tunisiens qui viennent de loin avec l'unique espoir de soulager leur peines faute d'accès à la santé chez eux représentent une surcharge.

Et si le verre ne laisse souvent pas passer ce vilain murmure, les gens qui viennent de loin, peuvent bien le lire sur les lèvres ou dans les regards de mépris. Mais, souvent, ils n'ont pas l'énergie pour dénoncer, et puis ces gens-là, ils faut surtout pas les fâcher, car ils ont le pouvoir de reporter le rendez-vous tant attendu...

Treize heures, le second tour des hôpitaux de la capitale commence. L'ambulancier et l'infirmier cherchent les patients. On fait le compte: un, deux, trois,quatre, cinq, six, sept. Sept retourneront à l'hôpital relégué à l'oubli qui dort au pied de la montagne. La jeune fille au joli prénom, aux grands yeux en amande, au pancréas fébrile ne rentrera pas. "Regudet fi service, Rabbi yechfiha"( "Elle a été admise au service, que Dieu la guérisse").

Quelques vœux de rétablissement...Le périple du retour commence.

Notes de l'auteur:

  • Ce texte n'est pas fictif.. il est basé sur des faits réels, des témoignages et des observations personnelles.


  • Ce texte ne s'inscrit pas dans le registre du sensationnel. Il ne s'agit, ni de lamentation, ni de dramatisation, ni de "victimisation", ni de régionalisme. Il décrit l'état de milliers de Tunisiens privés de leur DROIT NATUREL à la SANTE, et de plusieurs autres droits...


  • Si ça vous parait triste, sachez que la réalité est pire.


  • Pour les professionnels de la santé qui le liront, ils sauront que parmi eux, il y en a ceux que j'ai décrit, et il y a aussi ceux qui sont intègres et qui aident et réconfortent les patients.


  • Enfin, j'espère qu'en lisant ce texte, ceux qui ne comprennent pas pourquoi les gens à Kasserine protestent, auront quelques éléments de réponses.


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