Depuis la chute de l'Ancien Régime, l'histoire de la Révolution Tunisienne a servi de récit des origines, pour la Tunisie postrévolutionnaire bien sûr, mais, plus généralement, pour toute une modernité politique marquée par l'horizon de l'émancipation révolutionnaire.
Aujourd'hui que les passions révolutionnaires se sont apparemment apaisées et qu'est remis en question notre rapport au progrès, à la sécularisation et au dialogue, les calculs partisans semblent avoir pris le relais et, de fait, retrouvent une actualité à la fois historiographique et politique. Dans le champ savant, les travaux se multiplient, témoignant d'un regain d'intérêt. Dans le débat public, une grande exposition à la ville de Paris présentait il y a peu la Révolution Tunisienne comme un "héritage pour demain", suscitant à la fois plaidoyers enflammés et critiques acerbes.
Sur ce point les historiens, les sociologues et les juristes sont loin de s'accorder tant la multiplicité des approches et des travaux existants semblent décourager tout tableau d'ensemble. À l'heure où les grands récits sont passés de mode, on ne peut qu'être frappé par l'écart entre la profusion des travaux historiographiques d'une part, offrant un paysage parcellisé et le discours essayiste, d'autre part, qui s'efforce d'actualiser les "lumières révolutionnaires" au gré des débats du jour.
Une telle situation pourrait paraître décourageante. Professeur Yadh Ben Achour n'a pas été découragé. Dans un travail colossal intitulé "Tunisie: une révolution en pays d'islam", publié fin 2016, il propose une relecture générale du fait révolutionnaire fondée sur la notion de "l'exception tunisienne".
La dimension monumentale de l'entreprise, ainsi que sa réception importante et très largement favorable, voire enthousiaste, en font un travail incontournable. À la fois synthèse encyclopédique et essai engagé, le travail du Professeur Ben Achour marque indubitablement une date dans l'historiographie de la Révolution tunisienne. D'autant que cette œuvre n'est pas un travail isolé, mais vient couronner et rendre ainsi plus visible un ensemble de travaux qui se donnent comme objectif de repenser la charge subversive du moment révolutionnaire. Ainsi le succès récent du vocable même de la "réussite tunisienne" paraît largement le signe d'un changement d'orientation, si ce n'est de paradigme. Alors que depuis quelques années, l'influence des travaux des sociologues avait imposé une lecture néokantienne de la Révolution, articulée sur le paradigme critique et l'étude de la sphère publique.
Néanmoins, ce label pose au moins autant de questions qu'il n'en résout. Ainsi, il nous amène à revisiter les causes de notre intérêt intellectuel au fait révolutionnaire en Tunisie. Derrière son apparente neutralité, la question posée implique une approche bien déterminée, qui elle-même en exclut une autre. Pour s'en apercevoir, il n'est pas de meilleur moyen que de se demander quelle autre formulation aurait pu être donnée à la question, et quelles eurent été les conséquences d'une telle tournure alternative. Cette autre formulation aurait pu être: Pourquoi intéressons-nous aux événements qui se situent entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011?
La question, telle que posée ici, appelle donc prescription et non pas constat, prise de position raisonnée plutôt qu'observation. En cela, cette question est elle-même une prise de position, puisqu'elle revient à postuler que notre agir peut être déterminé sur la base de notre réflexion, peut être la conséquence du choix rationnel opéré entre différentes possibilités; au rebours d'une analyse qui considèrerait que nous sommes bien plutôt agis par des déterminations sociologiques, et que cet être-agi n'est jamais aussi sensible que lorsqu'il s'exerce au travers de l'idéologie qui informe notre réflexion.
Ce qui oppose ces deux approches n'étant pas nécessairement le but qu'elles se proposent mais la manière dont elles cherchent à l'atteindre, puisque la seconde de ces approches ne doit nullement être nécessairement confondue avec un abandon de soi aux déterminations sociologiques qui s'exercent sur nous, mais peut bien au contraire être comprise comme le moyen absolument nécessaire pour se rendre capable d'identifier ces déterminations afin de mieux pouvoir en contrôler les effets. Tandis que la première approche, pour postuler haut et fort notre autonomie, serait par contre incapable de la réaliser dans la mesure où elle ignorerait le risque que l'exercice de notre "raison" ne soit en fait que la rationalisation a posteriori, le masque idéologique, de logiques sociales dont la nécessité de la reproduction s'impose à nous.
Ainsi, il semble que ces deux approches, bien plus qu'opposées, sont nécessairement complémentaires, et que, si à vouloir à tout prix choisir l'une au détriment de l'autre on les condamne toutes deux à l'échec, par contre leur exercice lié est lui susceptible, et est seul susceptible, de nous redonner la maîtrise de notre agir, ou du moins une certaine maîtrise de notre agir.
En effet, si l'analyse des déterminations sociologiques qui s'exercent à notre encontre est le seul moyen pour nous d'éviter d'être agis par l'idéologie qui informe notre pensée, par contre en rester à ce simple stade de l'observation du fait révolutionnaire, et du détachement de soi par rapport au moment fondateur de la deuxième République, revient à n'adopter qu'une posture strictement subjectives, de déconstruction, sans donc se donner la capacité de remplacer l'idéologie que l'on s'est ainsi rendu capable de mettre à bas, par un ensemble rationnel d'idées librement construites. Or déconstruire ne suffit jamais pour comprendre.
Ainsi donc, quelque réticence que puisse avoir, à l'égard de l'exercice pur, normatif, de la réflexion, une pensée formée à l'analyse du conditionnement social par l'idéologie, tant elle sait combien cet exercice n'est souvent qu'une illusion dont l'idéologie tire toute sa force, il n'en reste pas moins qu'il est inévitable de finir par prendre le risque d'un tel exercice, si véritablement l'on veut pouvoir dépasser notre aliénation par l'idéologie même s'il convient de toujours rester bien conscients que cet exercice risque de nous faire relaps.
Aujourd'hui que les passions révolutionnaires se sont apparemment apaisées et qu'est remis en question notre rapport au progrès, à la sécularisation et au dialogue, les calculs partisans semblent avoir pris le relais et, de fait, retrouvent une actualité à la fois historiographique et politique. Dans le champ savant, les travaux se multiplient, témoignant d'un regain d'intérêt. Dans le débat public, une grande exposition à la ville de Paris présentait il y a peu la Révolution Tunisienne comme un "héritage pour demain", suscitant à la fois plaidoyers enflammés et critiques acerbes.
Sur ce point les historiens, les sociologues et les juristes sont loin de s'accorder tant la multiplicité des approches et des travaux existants semblent décourager tout tableau d'ensemble. À l'heure où les grands récits sont passés de mode, on ne peut qu'être frappé par l'écart entre la profusion des travaux historiographiques d'une part, offrant un paysage parcellisé et le discours essayiste, d'autre part, qui s'efforce d'actualiser les "lumières révolutionnaires" au gré des débats du jour.
Une telle situation pourrait paraître décourageante. Professeur Yadh Ben Achour n'a pas été découragé. Dans un travail colossal intitulé "Tunisie: une révolution en pays d'islam", publié fin 2016, il propose une relecture générale du fait révolutionnaire fondée sur la notion de "l'exception tunisienne".
La dimension monumentale de l'entreprise, ainsi que sa réception importante et très largement favorable, voire enthousiaste, en font un travail incontournable. À la fois synthèse encyclopédique et essai engagé, le travail du Professeur Ben Achour marque indubitablement une date dans l'historiographie de la Révolution tunisienne. D'autant que cette œuvre n'est pas un travail isolé, mais vient couronner et rendre ainsi plus visible un ensemble de travaux qui se donnent comme objectif de repenser la charge subversive du moment révolutionnaire. Ainsi le succès récent du vocable même de la "réussite tunisienne" paraît largement le signe d'un changement d'orientation, si ce n'est de paradigme. Alors que depuis quelques années, l'influence des travaux des sociologues avait imposé une lecture néokantienne de la Révolution, articulée sur le paradigme critique et l'étude de la sphère publique.
Néanmoins, ce label pose au moins autant de questions qu'il n'en résout. Ainsi, il nous amène à revisiter les causes de notre intérêt intellectuel au fait révolutionnaire en Tunisie. Derrière son apparente neutralité, la question posée implique une approche bien déterminée, qui elle-même en exclut une autre. Pour s'en apercevoir, il n'est pas de meilleur moyen que de se demander quelle autre formulation aurait pu être donnée à la question, et quelles eurent été les conséquences d'une telle tournure alternative. Cette autre formulation aurait pu être: Pourquoi intéressons-nous aux événements qui se situent entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011?
La question, telle que posée ici, appelle donc prescription et non pas constat, prise de position raisonnée plutôt qu'observation. En cela, cette question est elle-même une prise de position, puisqu'elle revient à postuler que notre agir peut être déterminé sur la base de notre réflexion, peut être la conséquence du choix rationnel opéré entre différentes possibilités; au rebours d'une analyse qui considèrerait que nous sommes bien plutôt agis par des déterminations sociologiques, et que cet être-agi n'est jamais aussi sensible que lorsqu'il s'exerce au travers de l'idéologie qui informe notre réflexion.
Ce qui oppose ces deux approches n'étant pas nécessairement le but qu'elles se proposent mais la manière dont elles cherchent à l'atteindre, puisque la seconde de ces approches ne doit nullement être nécessairement confondue avec un abandon de soi aux déterminations sociologiques qui s'exercent sur nous, mais peut bien au contraire être comprise comme le moyen absolument nécessaire pour se rendre capable d'identifier ces déterminations afin de mieux pouvoir en contrôler les effets. Tandis que la première approche, pour postuler haut et fort notre autonomie, serait par contre incapable de la réaliser dans la mesure où elle ignorerait le risque que l'exercice de notre "raison" ne soit en fait que la rationalisation a posteriori, le masque idéologique, de logiques sociales dont la nécessité de la reproduction s'impose à nous.
Ainsi, il semble que ces deux approches, bien plus qu'opposées, sont nécessairement complémentaires, et que, si à vouloir à tout prix choisir l'une au détriment de l'autre on les condamne toutes deux à l'échec, par contre leur exercice lié est lui susceptible, et est seul susceptible, de nous redonner la maîtrise de notre agir, ou du moins une certaine maîtrise de notre agir.
En effet, si l'analyse des déterminations sociologiques qui s'exercent à notre encontre est le seul moyen pour nous d'éviter d'être agis par l'idéologie qui informe notre pensée, par contre en rester à ce simple stade de l'observation du fait révolutionnaire, et du détachement de soi par rapport au moment fondateur de la deuxième République, revient à n'adopter qu'une posture strictement subjectives, de déconstruction, sans donc se donner la capacité de remplacer l'idéologie que l'on s'est ainsi rendu capable de mettre à bas, par un ensemble rationnel d'idées librement construites. Or déconstruire ne suffit jamais pour comprendre.
Ainsi donc, quelque réticence que puisse avoir, à l'égard de l'exercice pur, normatif, de la réflexion, une pensée formée à l'analyse du conditionnement social par l'idéologie, tant elle sait combien cet exercice n'est souvent qu'une illusion dont l'idéologie tire toute sa force, il n'en reste pas moins qu'il est inévitable de finir par prendre le risque d'un tel exercice, si véritablement l'on veut pouvoir dépasser notre aliénation par l'idéologie même s'il convient de toujours rester bien conscients que cet exercice risque de nous faire relaps.
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