Le ministre Neji Jalloul voudrait faire de l'anglais la seconde langue du pays. Est-ce réellement un problème? Non. L'anglais a un rôle de plus en plus croissant dans "le marché du capital"1, et la société consomme de plus en plus en anglais. Le véritable problème de cette proposition ambitieuse est que la langue à "abattre", à savoir le français, n'est institutionnellement pas la langue seconde du pays.
La première constitution républicaine tunisienne institue la langue arabe comme langue officielle du pays en 1959, destituant de ce fait la langue française de son trône. Cette dernière a toujours une place particulière en Tunisie: tantôt considérée, par sa maîtrise, comme un symbole de réussite sociale, tantôt comme la matérialisation concrète, de par son utilisation dans la vie courante, de l'emprise néocolonialiste de la France.
Dans les faits, si le score de son "status" - qui est de 42,5/100 - ( le "status" est relatif à "tout ce qui est de l'ordre du statut, des institutions, des fonctions et des représentations"2 ) positionne le français après l'arabe standard (56,54/100), le faible taux du "corpus" (relatif aux "pratiques linguistiques elles-mêmes, depuis les modes d'appropriation ou les compétences jusqu'aux productions langagières"3 ) (14,1/100) témoigne du caractère ambigu du statut de la langue française en Tunisie.
L'état des lieux de la situation du français en Tunisie établit dans le livre de Chaudenson et Rakotomala4 (2004) porte à confusion. Si dans les institutions souveraines de l'Etat, c'est l'arabe standard qui domine, on remarque tout de même que dans certaines catégories telles que l'éducation ou encore les moyens de communication, le français a une présence estimable. Malgré l'absence de statut officiel et clair si ce n'est celui de "langue étrangère privilégiée"5, le français est incessamment présent dans les programmes scolaires et dans les médias.
Au niveau de l'éducation, le français est enseigné en Tunisie à partir de la 3ème année primaire.
Cette langue voit son importance amplifiée puisqu'elle devient langue véhiculaire des matières scientifiques du système secondaire puis d'une grande partie de l'enseignement supérieur.
Néanmoins, si le français est une langue utilisée pour l'apprentissage scolaire et universitaire, sa maîtrise parfaite demeure problématique. Les locuteurs de niveau A (ce niveau correspond à une maîtrise excellente ou bonne) ne représentent que 5 % de la population. Un taux étonnamment faible quand on sait que 99% de la population tunisienne est scolarisée et que le "status" du français est considérable dans le champ tunisien.
Pour les moyens de communication, le score du français s'élève à 11/25, tandis que l'arabe standard n'est qu'à 8,5/25. En prenant les stations de radios comme cas de figure, rares sont les fréquences qui s'expriment uniquement en arabe standard, si ce n'est pour les bulletins d'informations. Réellement, plusieurs médias font un aller-retour constant entre l'arabe standard, l'arabe dialectal et le français: ils opèrent en "code-switching"6.
Pour Samir Marzouki, universitaire tunisien, c'est le "signe incontestable de la vitalité d'une langue étrangère dans un environnement qui n'est pas naturellement le sien, dont les locuteurs ont une autre langue maternelle et d'usage"7 .
Malgré sa présence dans les moyens de communication de masse, le refus du bilinguisme, cet intérêt et désintérêt du français témoignent des enjeux politiques et culturels derrière l'acceptation du français comme langue seconde conduisant ainsi à la "désaffection des masses"8 . Le français est cloisonné à une langue d'élite, "un étendard"9 .
Loin de partager l'avis des actuels détracteurs de la "francisation", le premier président de la République, Habib Bourguiba, pensait le bilinguisme en terme d'ouverture à l'Autre. En 1974, il dira: "C'est bien cette langue (en parlant du français) qui m'a servi d'arme pour lutter contre le colonialisme français et le bouter hors du territoire tunisien. Elle servira encore la Tunisie pour sortir de son sous-développement et rattraper son retard sur les pays modernes"10.
Malgré tout, dans le jargon usuel des francophobes, les injures pointant du doigt ce bilinguisme fusent: "Déchet de la francophonie", "martyr de la France" sont souvent attribuées à "l'élite sociale et/ou intellectuelle"11 qui utilise le français.
L'auteur tunisien Ali Bécheur peint ce rejet du bilinguisme dans un extrait de son roman Le Paradis des Femmes (2006): "Certains dans la rue, le café, les institutions qui parfois m'invitaient - me reprochaient, souvent avec acrimonie, ouvertement ou à demi-mot, d'écrire dans la langue de l'ex-colonisateur. Ecrire passe encore, mais en arabe de grâce. Dans ma langue maternelle, sous-entendant l'opprobre et la traîtrise intellectuelle. Un renégat ni plus ni moins. Acculturé susurraient les intellos qui n'entendaient surtout pas être en retard d'un épisode de l'inépuisable feuilleton de la culture".
Les langues de vernacularisation, autre que la langue officielle, peuvent-elles pervertir la culture et l'identité d'un pays?
En Tunisie, la langue de vernacularisation n'est pas la langue officielle, mais l'arabe dialectal - dérivé de l'arabe standard- qui est utilisé pour la communication quotidienne. Cet arabe dialectal est très souvent agrémenté de mots français. Un usage de plus en plus critiqué par certains politiques. Pour dénoncer le code-switching récurrent dans certains médias, le président du parti conservateur tunisien Rached Ghannouchi dit en 2011: "Nous sommes arabes, et notre langue, c'est la langue arabe. On est devenu franco-arabes, c'est de la pollution linguistique"12.
Les tensions autour de l'utilisation de la langue française auraient pu s'apaiser une fois l'institution de l'arabe standard comme langue officielle du pays dans les années 60 et "l'arabisation graduelle"13 des institutions scolaires dans les années 80. Pourtant, les années ayant succédé à la Révolution tunisienne de 2011 ont vu apparaître de nombreux débats autour de l'usage de ceux que ses détracteurs appellent "langue du colon."
Les cas de figure les plus récents s'illustrent au sein de la plus haute instance étatique: l'Assemblée des Représentants du Peuple ou précédemment Assemblée nationale constituante.
En 2012, la violente rixe verbale entre une députée tunisienne - appartenant au courant modéré et résidente en France - Karima Souid et la vice présidente de l'Assemblée - et membre du parti conservateur islamiste Ennahdha - Meherzia Laabidi capte toutes les attentions. En effet, dépitée de ne pas comprendre les textes de lois rédigés en arabe standard, la députée s'exclame: "Je ne comprends pas!"14 . Un handicap linguistique qui n'émeut pas la vice présidente qui rétorque à Karima Souid, "je m'en fous!".
Mais, ce refus de l'usage de la langue française au sein du lieu même du "prestige de l'Etat" n'est pas le monopole des politiques tunisiens conservateurs. En effet, en 2015, l'interjection d'un député faisant parti d'un parti d'extrême gauche interpelle une de ses collègues et la blâme pour l'utilisation de la langue française lors de son allocution: "C'est inacceptable de parler comme si on était dans un parlement européen ou comme si nous n'étions pas dans une institution souveraine"15, avait-il scandé.
Lieu de conflits liés la culture, à l'identité nationale, si le français en Tunisie ne disparaît pas des manuels et de certaines expressions de la vie courante tunisienne, sa maîtrise parfaite peut tout de même porter préjudice. Parler ou ne pas parler français afin de demeurer fidèle à son pays, telle est la question.
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La première constitution républicaine tunisienne institue la langue arabe comme langue officielle du pays en 1959, destituant de ce fait la langue française de son trône. Cette dernière a toujours une place particulière en Tunisie: tantôt considérée, par sa maîtrise, comme un symbole de réussite sociale, tantôt comme la matérialisation concrète, de par son utilisation dans la vie courante, de l'emprise néocolonialiste de la France.
Dans les faits, si le score de son "status" - qui est de 42,5/100 - ( le "status" est relatif à "tout ce qui est de l'ordre du statut, des institutions, des fonctions et des représentations"2 ) positionne le français après l'arabe standard (56,54/100), le faible taux du "corpus" (relatif aux "pratiques linguistiques elles-mêmes, depuis les modes d'appropriation ou les compétences jusqu'aux productions langagières"3 ) (14,1/100) témoigne du caractère ambigu du statut de la langue française en Tunisie.
L'état des lieux de la situation du français en Tunisie établit dans le livre de Chaudenson et Rakotomala4 (2004) porte à confusion. Si dans les institutions souveraines de l'Etat, c'est l'arabe standard qui domine, on remarque tout de même que dans certaines catégories telles que l'éducation ou encore les moyens de communication, le français a une présence estimable. Malgré l'absence de statut officiel et clair si ce n'est celui de "langue étrangère privilégiée"5, le français est incessamment présent dans les programmes scolaires et dans les médias.
Au niveau de l'éducation, le français est enseigné en Tunisie à partir de la 3ème année primaire.
Cette langue voit son importance amplifiée puisqu'elle devient langue véhiculaire des matières scientifiques du système secondaire puis d'une grande partie de l'enseignement supérieur.
Néanmoins, si le français est une langue utilisée pour l'apprentissage scolaire et universitaire, sa maîtrise parfaite demeure problématique. Les locuteurs de niveau A (ce niveau correspond à une maîtrise excellente ou bonne) ne représentent que 5 % de la population. Un taux étonnamment faible quand on sait que 99% de la population tunisienne est scolarisée et que le "status" du français est considérable dans le champ tunisien.
Pour les moyens de communication, le score du français s'élève à 11/25, tandis que l'arabe standard n'est qu'à 8,5/25. En prenant les stations de radios comme cas de figure, rares sont les fréquences qui s'expriment uniquement en arabe standard, si ce n'est pour les bulletins d'informations. Réellement, plusieurs médias font un aller-retour constant entre l'arabe standard, l'arabe dialectal et le français: ils opèrent en "code-switching"6.
Pour Samir Marzouki, universitaire tunisien, c'est le "signe incontestable de la vitalité d'une langue étrangère dans un environnement qui n'est pas naturellement le sien, dont les locuteurs ont une autre langue maternelle et d'usage"7 .
Malgré sa présence dans les moyens de communication de masse, le refus du bilinguisme, cet intérêt et désintérêt du français témoignent des enjeux politiques et culturels derrière l'acceptation du français comme langue seconde conduisant ainsi à la "désaffection des masses"8 . Le français est cloisonné à une langue d'élite, "un étendard"9 .
Loin de partager l'avis des actuels détracteurs de la "francisation", le premier président de la République, Habib Bourguiba, pensait le bilinguisme en terme d'ouverture à l'Autre. En 1974, il dira: "C'est bien cette langue (en parlant du français) qui m'a servi d'arme pour lutter contre le colonialisme français et le bouter hors du territoire tunisien. Elle servira encore la Tunisie pour sortir de son sous-développement et rattraper son retard sur les pays modernes"10.
Malgré tout, dans le jargon usuel des francophobes, les injures pointant du doigt ce bilinguisme fusent: "Déchet de la francophonie", "martyr de la France" sont souvent attribuées à "l'élite sociale et/ou intellectuelle"11 qui utilise le français.
L'auteur tunisien Ali Bécheur peint ce rejet du bilinguisme dans un extrait de son roman Le Paradis des Femmes (2006): "Certains dans la rue, le café, les institutions qui parfois m'invitaient - me reprochaient, souvent avec acrimonie, ouvertement ou à demi-mot, d'écrire dans la langue de l'ex-colonisateur. Ecrire passe encore, mais en arabe de grâce. Dans ma langue maternelle, sous-entendant l'opprobre et la traîtrise intellectuelle. Un renégat ni plus ni moins. Acculturé susurraient les intellos qui n'entendaient surtout pas être en retard d'un épisode de l'inépuisable feuilleton de la culture".
Les langues de vernacularisation, autre que la langue officielle, peuvent-elles pervertir la culture et l'identité d'un pays?
En Tunisie, la langue de vernacularisation n'est pas la langue officielle, mais l'arabe dialectal - dérivé de l'arabe standard- qui est utilisé pour la communication quotidienne. Cet arabe dialectal est très souvent agrémenté de mots français. Un usage de plus en plus critiqué par certains politiques. Pour dénoncer le code-switching récurrent dans certains médias, le président du parti conservateur tunisien Rached Ghannouchi dit en 2011: "Nous sommes arabes, et notre langue, c'est la langue arabe. On est devenu franco-arabes, c'est de la pollution linguistique"12.
Les tensions autour de l'utilisation de la langue française auraient pu s'apaiser une fois l'institution de l'arabe standard comme langue officielle du pays dans les années 60 et "l'arabisation graduelle"13 des institutions scolaires dans les années 80. Pourtant, les années ayant succédé à la Révolution tunisienne de 2011 ont vu apparaître de nombreux débats autour de l'usage de ceux que ses détracteurs appellent "langue du colon."
Les cas de figure les plus récents s'illustrent au sein de la plus haute instance étatique: l'Assemblée des Représentants du Peuple ou précédemment Assemblée nationale constituante.
En 2012, la violente rixe verbale entre une députée tunisienne - appartenant au courant modéré et résidente en France - Karima Souid et la vice présidente de l'Assemblée - et membre du parti conservateur islamiste Ennahdha - Meherzia Laabidi capte toutes les attentions. En effet, dépitée de ne pas comprendre les textes de lois rédigés en arabe standard, la députée s'exclame: "Je ne comprends pas!"14 . Un handicap linguistique qui n'émeut pas la vice présidente qui rétorque à Karima Souid, "je m'en fous!".
Mais, ce refus de l'usage de la langue française au sein du lieu même du "prestige de l'Etat" n'est pas le monopole des politiques tunisiens conservateurs. En effet, en 2015, l'interjection d'un député faisant parti d'un parti d'extrême gauche interpelle une de ses collègues et la blâme pour l'utilisation de la langue française lors de son allocution: "C'est inacceptable de parler comme si on était dans un parlement européen ou comme si nous n'étions pas dans une institution souveraine"15, avait-il scandé.
Lieu de conflits liés la culture, à l'identité nationale, si le français en Tunisie ne disparaît pas des manuels et de certaines expressions de la vie courante tunisienne, sa maîtrise parfaite peut tout de même porter préjudice. Parler ou ne pas parler français afin de demeurer fidèle à son pays, telle est la question.
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- P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, 1982
- R.Chaudenson et D. Rakotomalala, Situations linguistiques de la francophonie, Etat des lieux, 2004, p. 13
- ibid, p.13
- ibid, p.277-280
- M.Miled, La didactique de la production écrite du français langue seconde, 1998
- S. Marzouki, « La francophonie des élites : le cas de la Tunisie », Hérodote 3/2007 (n° 126) , p. 35-43
- ibid
- S. Marzouki, « La francophonie des élites : le cas de la Tunisie », Hérodote 3/2007 (n° 126) , p. 35-43
- ing
- M. Guellouz, Parler ou ne pas parler français: Les enjeux politiques de l'usage de la langue française en Tunisie, HuffPost Tunisie, 2015
- S.Marzouki, « La francophonie des élites : le cas de la Tunisie », Hérodote 3/2007 (n° 126) , p. 35-43
- Le Monde avec AFP, 2011, "Pour Rached Ghannouchi, il est naturel qu'Ennahdha dirige le gouvernement", en ligne
- H. Neffati et A. Queffélec, Le Français en Tunisie, étude sociolinguistique et lexicale, 1968
- S. Lutyens (2012), Constitution tunisienne: Anecdotes non-juridiques des cinq premiers jours, En ligne sur le site du HuffPost Tunisie
- M. Smati (2015), Ahmed Seddik blâme la députée Olfa Soukri pour avoir parlé en français lors d'une session à l'ARP, En ligne sur le site du HuffPost Tunisie
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