
Note : Alors que, les mois passant, la mémoire de l'affaire dite du burkini s'estompe peu à peu dans la masse d'informations requérant sans cesse notre admiration ou notre indignation, j'ai pensé qu'il serait intéressant de tenter une approche distante de la chose, by looking at the bigger picture. Quand bien même le Conseil d'Etat se soit prononcé, nombre de communes n'ont pas suspendu les arrêtés subversifs, et nombre de députés de droite ont appelé à légiférer afin de fermer le clapet judiciaire, et, encore plus récemment, les candidats à la primaire de droite. C'est pourquoi il est raisonnable de penser que nous allons encore entendre parler du burkini - ou des questions satellites au burkini, qui, bien malheureusement, défraieront la chronique pendant encore longtemps.
Il y a sept-cents ans, une bactérie remonta la route de la soie et commença à décimer la population d'Europe occidentale. La peste noire, ce fut ainsi qu'on baptisa la pandémie, dura entre 1347 et 1355, balaya la moitié des Européens de l'époque en laissant sur son sillage horreur et désolation.
Et comme font les hordes apeurées (quoique diminuées par la maladie), on rechercha un coupable. Comme régulièrement au Moyen-Age, ce furent les juifs, qu'on accusa d'empoisonner les puits. A Toulon on tua quarante Juifs et on pilla leurs maisons. Des lynchages publics eurent lieu en Provence et en Dauphiné. Le roi de France traduisit des Juifs en justice, et le comte de Savoie laissa massacrer les Juifs du ghetto de Chambéry et tortura ceux de Chillon. Ce fut cependant à Strasbourg que se produisit la réaction la plus terrible: dans un pogrom autorisé par la municipalité, environ mille cinq cents personnes moururent dans des conditions atroces, exemple qui fut suivi en Espagne et en Allemagne. Comme quoi la France est mère des initiatives.
La mémoire de ces carnages insensés résonne jusqu'à aujourd'hui. La peur de ce qu'on ne comprend pas mène à la haine de ceux qui sont différents. En 1349 comme en 2016, on attaque les plus faibles maillons de la société en les associant à des horreurs qui leur sont étrangères. Lorsque la peste envahit les corps et les esprits sans qu'on ne puisse comprendre d'où elle vient ni comment la combattre, on pointa les doigts vers les marginaux, qu'on chassa de la voie publique, puis des villes, puis de la surface de la Terre.
Aujourd'hui, le vent terroriste, semblable à la peste noire, s'invite aussi dans les halles européennes, et les erreurs du Moyen-Age, même courbées par les siècles et les circonstances, semblent se répéter. L'Europe ne comprend pas le terrorisme, ne sait pas d'où il vient ni comment le combattre, et les index accusateurs sont désormais dirigés par de nouveaux marginaux - les musulmans, associés plus ou moins clairement avec les maux de la société occidentale moderne, organisations islamistes nationales aidant. Et qui de plus faible que la femme musulmane, dans le paradigme occidental?
Mais à l'équation on doit ajouter les calculs politiques, dont l'influence est la plus visible dans la belle affaire du burkini, dont les effluves me rappellent aussi bien les très françaises violences antisémites médiévales que celles de l'affaire Dreyfus, parangon de l'iniquité carburant à l'opinion publique désinformée sur fond de crise politique généralisée.
Les maires de Villeneuve-Loubet et de Cannes, de Nice et d'autres communes qui ont édicté des arrêtés anti-burkini sont tous de droite, de l'UMP renommé récemment en "Les Républicains". Il est très ironique de voir ces Républicains, chapeautés par un toujours plus populiste Nicolas Sarkozy (cf. la primaire vomitive à droite), émettre de tels arrêtés alors qu'une campagne présidentielle dont le bone of contention sera décidément la politique migratoire et européenne. Peut-on s'autoriser à dire que toute l'affaire burkini est un coup de publicité anticipé censé préparer le terrain aux Républicains pour récupérer de l'électorat FN ? Les apparences, du moins, laissent à penser cela, indépendamment des échos intègres du Conseil d'Etat.
Mais le problème ne s'arrête pas qu'aux initiatives brouillonnes et bruyantes de la droite française. C'est le dernier symptôme en date d'une crise profonde de la classe dite "dirigeante" française. Voyez par exemple la réaction de Manuel Valls, premier ministre du gouvernement de tous les français, qui se félicitait des initiatives mayorales des communes de la Côte d'Azur. Se peut-il que cet homme de gauche, face à des sondages désespérants, et un président qui s'auto-sabote à coups de SMS, tente de récupérer la publicité de la droite qui tente elle-même de récupérer le message historique des Le Pen? Je n'en serais pas surpris, surtout que cela suit consciencieusement le procédé habituel du Parti Socialiste.
Le politologue Angelo Panebianco définit dans Political Parties: Organisation and Power une catégorie de partis comme étant "electoral-professional", et utilise le PS comme preuve empirique de cette catégorie. Un parti électoral-professionnel a pour Panebianco un objectif principal, celui d'arriver premier aux élections. Peu importe les moyens, mais en restant fidèle à certains éléments de pensée, comme une entreprise.
Avec le déraillement du PS dans les sondages, son côté électoral-professionnel est manifestement en train de prendre le dessus, tels les mécanismes de survie d'un noyé. Le courage de Léon Blum face au procès de Riom, ou encore l'inspiration des valeurs républicaines des députés du Tiers-Etat réunis au Jeu de Paume, ne sont plus à l'ordre du jour. Ce qui compte, bonne mère, c'est de gagner. Un burkini, une kippa, ou la tête de Marie-Antoinette, quelle différence?
La faiblesse politique française visible à l'exécutif reflète une faiblesse politique européenne, et, peut-on dire, mondiale. Indifférents aux signaux d'alarme, désormais l'on quitte l'Europe pour l'amour de Boris Johnson, on veut bâtir des murs aux frontières du futur empire trumpiste, et on verbalise des femmes en burkini. Cherchons les coupables, ils ne sont pas loin, oui, cherchons-les dans les plages et dans les rues, dans les maisons et dans les caves. Finançons les groupes paramilitaires, bombardons des enfants et des hôpitaux, gardons des derviches mégalomanes à l'OTAN.
Et c'est ainsi qu'on sacrifie des citoyens libres d'une démocratie sur l'autel de la démocratie, comme Napoléon sacrifia la République de Venise sur l'autel du républicanisme. L'histoire se répète, mais pas seulement les événements ; les jugements qu'elle porte se répètent également.
