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Le Roi, la candidate et le selfie

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Il n'est nul besoin de se passionner pour le duel opposant la candidate du camp démocrate, Hillary Clinton, à son homologue républicain, Donald Trump, pour être tombé sur cette photo amplement commentée, montrant une foule de supporters de l'ancienne Première dame tourner le dos à leur candidate préférée pour se prendre en "selfie" avec elle.



Une image exceptionnelle qui traduirait, selon la plupart des articles, le narcissisme exacerbé de notre époque, maladie tristement contagieuse parmi les usagers des smartphones et autres réseaux sociaux. Pourtant, il ne s'agit pas d'un précédent. En 1937, le photographe Henri Cartier-Bresson se rendait à Londres pour un reportage sur le couronnement du roi George VI. Davantage intéressé par la foule de spectateurs que par l'événement, le fondateur de l'agence Magnum immortalisa cette journée en donnant à voir, entre autres, des sujets qui tournaient le dos à leur futur roi :

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Nombreux sont les clichés qu'offrit alors Cartier-Bresson à son retour. Parmi la foule de spectateurs, nous sommes particulièrement frappés par les images de nombreux individus qui tournent le dos au passage du futur Roi George VI. Semblant se détourner du spectacle, l'assistance a en réalité les yeux rivés sur des miroirs qui lui permettent de mieux observer le passage de sa future Majesté, au vu de la foule présente à la cérémonie... et ce au prix de s'en détourner, contraste qui révèle toute l'irone de ces photos. Le parallèle avec l'image d'Hillary Clinton est alors d'autant plus marquant que, pour pouvoir gagner en perspective, la foule des sujets de sa Majesté tient ces miroirs haut perchés grâce à des bâtons qui ressemblent à s'y méprendre aux si modernes "selfie sticks".

Résumons donc: nous avons d'un côté une foule qui utilise le miroir, pourtant symbole narcissique par excellence, pour pouvoir observer le passage du Roi, marquant ainsi bien la distance qui sépare le souverain de ses sujets et traduisant par là-même l'idée d'une certain inaccessibilité du personnage. De l'autre côté, l'usage que font les supporters de Clinton de leurs portables -qui permettent tout autant de voir l'image de celle-ci- est au contraire un signe de proximité physique. La candidate se tient effectivement juste derrière eux, elle est donc dans le champ de la photo. De fait, là où les Anglais de 1937 utilisaient le miroir -objet pourtant déformant par essence puisqu'il réfléchit- pour accéder à une réalité physiquement éloignée, ces jeunes femmes, qui ont un contact visuel direct avec cette réalité, choisiront de tourner le dos à la candidate et d'utiliser leurs téléphones pour se fabriquer leur propre réalité. Une réalité où elles se mettent en scène, où elles sont au cœur de l'événement.

Ainsi, et tout en se mobilisant pour l'objet désiré -en l'occurrence Mme Clinton-, il n'est plus question, même au moment de la prendre en photo, de s'oublier et de focaliser exclusivement sur elle. Au contraire, l'image de l'objet désiré, convoité, n'a de valeur que si elle avoisine celle de l'utilisateur, qui a enfin droit au quart d'heure de célébrité prophétiquement promis par Andy Warhol. C'est la présence de ce "moi" qui donne toute sa valeur à la candidate, et sans lequel une photo de Mme Clinton sur les réseaux sociaux ne serait qu'une pâle copie amateur de ce qu'on peut voir partout dans les journaux.

Nous constatons alors qu'à la distance marquée par le Roi George VI -signe de sa royauté- répond la proximité affichée par Hillary Clinton -même si elle est fabriquée de toutes pièces-, pour servir l'image d'une candidate populaire, proche de ses électeurs et donc des préoccupations du peuple américain. Une aspiration tout à fait attendue en temps de campagne puisque nous savons l'impact de l'image dans la popularité de tout candidat à l'investiture suprême, qui plus est à la Maison Blanche (les photos qui ont immortalisé le double mandat d'Obama en sont un exemple éloquent). Et en ces temps de primaires et de démocratie participative, où l'on rappelle sans cesse l'importance du rôle du citoyen, cette photo pourrait signifier à quel point c'est l'électeur et non plus l'homme politique qui détient les codes de communication, qui a un impact réel sur la popularité d'un candidat dont la cote ne coule pas de source par sa simple appartenance au cercle du pouvoir. Et c'est parce que cet impact est important que les personnages politiques modernes ne cherchent plus à marquer leurs distances avec la population mais s'inscrivent au contraire dans un désir de proximité, comme si classe politique se trouvait soudain démystifiée. Contribue à cela le sentiment de toute puissance que confèrent les nouvelles technologies à leurs utilisateurs -un smartphone est un média, et tout utilisateur détient par conséquent un pouvoir indéniable grâce à ce média, avec à la clé toute la toile comme auditoire. Les rapports de pouvoir seraient ainsi inversés.

Mais si cette inversion n'était que de façade? On peut en effet a priori prétendre qu'entre 1937 et 2016, ce n'est plus le souverain qui apparaît dans la glace du citoyen mais le citoyen qui décide de faire rentrer le souverain dans sa propre réalité. Mais la version finale, tweetée par le bureau de campagne de Mme Clinton, remet en question la distribution des rôles. En effet, aussi "maître du jeu" que se croit le citoyen, il reste au service du candidat : les supporters d'Hillary Clinton se prennent pour des acteurs parce que, contrairement aux sujets de George VI, ils figurent sur l'image renvoyée par leur miroir moderne ; mais la photo finale vient nous rappeler qu'ils ne sont que les spectateurs, et qu'il ne s'agit que d'un déplacement d'attention ponctuel.

Chez Henri Cartier-Bresson, c'est la foule qui intrigue, fascine, et l'anecdotique prend le dessus sur l'événement historique à travers un reportage sur le couronnement d'un roi où aucune photo -absolument aucune- n'était consacrée à ce dernier. Mais dans le cas de la photo de Mme Clinton, nous sommes face à une mise en abîme : les spectateurs se mettent d'abord eux-mêmes en scène de manière individuelle (selfie, au sens étymologique et technique du terme), puis c'est au tour du photographe de porter la mise en scène du spectateur au niveau collectif. Les auteurs du selfie deviennent alors des figurants. Et si a priori, la place que prend la foule est physiquement plus importante sur la photo que celle qui revient à Hillary Clinton, le regard du spectateur, suivant celui des supporters, finira par atterrir sur l'objet désiré, photographié, et la somme de tous ces selfies -ces egos additionnés- ne fera que gonfler, par ricochet, la popularité de Mme Clinton, là où sur les photos d'Henri Cartier-Bresson, le regard s'arrête sur les visages des sujets, car il n'y a rien d'autre à regarder. En 1937, l'objet du désir est absent. En 2016, l'opposition entre l'individu et la foule dans la composition de la photo se fait indéniablement au service de la première.

De là à dire que les supporters d'Hillary Clinton, tout "citoyens" qu'ils pensent être ne sont en fait que des "sujets" -au sens monarchique du terme- modernes ? Que, de même qu'ils se prennent pour des acteurs choisissant eux-mêmes les règles du jeu et les codes de communication, alors qu'ils sont pris sans le savoir dans une mise en scène plus importante -la photo finale que nous connaissons-, ils croient détenir aussi un pouvoir décisionnel dans un jeu politique qui leur échappe ? Cette question, qui mérite d'être posée, appelle aussi celle d'un faux narcissisme symptomatique de l'époque : ce besoin de satisfaire l'ego même avec une illusion. Là où les Anglais se trouvaient dans une attitude ironiquement contradictoire -tourner le dos au Roi pour le voir-, les partisans du camp démocrate poussent davantage la contradiction puisqu'ils tournent le dos à celle qu'ils sont venus voir... pour se voir eux-mêmes.

Mais ce que révèle alors la photographie finale, ce n'est pas tant cette logique narcissique communément admise mais sa dimension grégaire, ou comment une attitude aussi centrée sur le moi -et donc individualiste- peut être aussi largement partagée et devenir collective. Un aspect que pointait déjà Henri Cartier-Bresson à l'époque en s'inscrivant dans la tradition de la scène de genre et en proposant une série qui "permet d'étudier un type de rassemblement où chaque personnage est à la fois seul et fondu dans la masse, la collectivité". De fait, dans une société où la technologie nous met plus que jamais du baume sur l'ego, la question ne serait pas tant de pointer du doigt le besoin de reconnaissance et de notoriété, que de s'interroger sur ce que cette individualité est aujourd'hui devenue, et sur les dérives de son instrumentalisation plus ou moins consentie.

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